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  • Une croix templière bretonne.

    La « Croix des Templiers » de Dingé (35).

     

     

    (texte et illustrations de Jean-Marc Boudier)

     

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                Située à l’entrée du bourg de Dingé (dans le 35), à « La Poterie » sur la route de Tinténiac, la croix de chemin dite « des Templiers » semble remonter au Moyen-Age (certains disent du 13e siècle…)[1]. En granit, elle paraît avoir été remaniée au cours du temps et est assez abîmée mais offre encore des motifs symboliques dignes d’intérêt, bien que parfois difficiles à identifier et à interpréter. Sa forme générale et les sculptures qui l'ornent la rattacheraient aux plus anciennes croix médiévales recensées en Bretagne. 

    Sur sa face sud, on peut découvrir un motif de croix pattée taillée en réserve (c'est à dire que le sculpteur a dessiné sa figure, puis a prélevé de la matière en creusant légèrement de façon à faire apparaître les contours, enfin il a précisé par incision), s’inscrivant dans un carré et encadré à ses extrémités de quatre disques (des doubles cercles, celui d’en bas n’étant plus guère visible). L’ensemble est harmonieux, faisant ressortir la croix comme en relief ou au contraire laissant aussi deviner un motif de quatre-feuilles[2] 

    On retrouve ce symbole du double cercle sur d’autres croix attribuées au Temple, comme par exemple la « croix des Templiers » aux Basses-Chapelles (35) près de Lanhélin où il y avait une « commanderie » de l’Ordre. Cette croix de carrefour pour les pèlerins présente un double cercle à la croisée. Dans l'église paroissiale Saint-André de Lanhélin se trouvent aussi une pierre tombale, apparemment d'un architecte (un certain Piquebe ?), avec une croix templière ou hospitalière entre un marteau et un compas (tout comme à Brélévenez), ainsi que d’autres dalles funéraires avec de même une croix pattée à la branche inférieure allongée (nous n’avons pas réussi à identifier les noms gravés en haut).

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    A Plerguer (35) existe toujours une croix de chemin : la « croix du Fresne » qui porte dans sa croisée une croix pattée dans une couronne. Elle n'est vraisemblablement pas à son emplacement d'origine, peut-être vient-elle de la paroisse de Vildé-Bidon (commune de Roz-Landrieux), qui a appartenu à l'Ordre des Templiers. Une pierre creuse, qui évoque un bénitier, se trouve devant la croix.

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    Enfin, à Saint-Maudez (22), on peut voir dans le cimetière une croix vraisemblablement d’origine templière avec cinq cercles représentant les Cinq Plaies du Christ.

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                Sur la face nord de la croix de Dingé, on peut voir au centre ce qui ressemble à deux volutes opposées (comme deux crosses) qui sortiraient d’un motif en forme de vase ou de cœur (?). Sur la partie basse de la croix, qui est abîmée, se trouve un motif en forme de X difficilement lisible (faut-il y voir des clés entrecroisées ?). Sur la branche du haut, on ne discerne plus bien ce que représentent les quatre traits verticaux. Dans sa petite plaquette, le P. Roger Blot ne croit pas à une datation trop ancienne de cette croix et propose un dessin assez curieux de sa face nord[3]. 

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                Le motif des deux volutes opposées se retrouve sur d’autres pierres gravées : par exemple sur un linteau de La Ville Auger à Saint-Pern (dans le 35)[4] ou sur des chapiteaux de l’église Saint-Jacques de Perros-Guirec (dans le 22).

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    Cette dernière représentation remonterait au 11e siècle : associée à une rouelle solaire, elle représenterait des cornes de bélier (le soleil entre dans la constellation du bélier à l’équinoxe du printemps). 

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    Il est à remarquer aussi qu’une maison du bourg de Dingé (1 rue des Lavoirs, 1 rue de Tanouarn) est dite « des Templiers » puis dite « Richelieu ». D'après Élie Desvaux, de l’ancienne maison, dépendant de l'abbaye de Saint-Sulpice-la-Forêt (dans la forêt de Rennes où les Templiers avaient des possessions), il ne reste presque rien, à l'exception de quelques éléments d'architecture pouvant remonter au 16e siècle[5].

    Enfin, la croix de Dingé est peut-être liée à la maison templière de Combourg[6] qui n’est pas très éloignée. Les Templiers possédaient un fief qui s’étendait jusqu’à Lourmais, le baillage de Terre-Rouge. Il y a aujourd’hui les lieux-dits : Le Temple, La Moignerie, Terre Rouge à Bonnemain. Signalons aussi au passage qu'il existe à Dingé une autre croix ancienne, cette fois-ci au milieu des champs, surmontant un menhir renversé.

     

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    [1] Croix et calvaires du canton de Hédé (La Mézière, Association Historique du Canton de Hédé, ADHCH, 1997, numéro 3, p. 19). Par ailleurs, Dingé semble se trouver sur le tracé de plusieurs anciennes voies romaines.

    [2] On retrouve ce motif à la chapelle Saint-Antoine de Tressignaux (dans le 22) : « Notons qu’il ne s’agit plus de marque à proprement parler. Sur la façade sud, une pierre sombre (spilite de Paimpol), située à gauche de l’entrée, porte un tracé significatif : dans un cercle, un trèfle ou selon que l’on remarque davantage les pleins que les creux une croix pattée des Hospitaliers St Jean de Jérusalem » (Jean-Paul Le Buhan, Les signes sur la pierre. Les marques lapidaires des anciens tailleurs de pierre en Bretagne, Fouesnant, Yoran Embanner, 2013, p. 58).

    [3] Croix et merveilles du Pays de Combourg, 1996, non paginé (circuit 5).

    [4] Reproduit dans Jean-Paul Le Buhan, op. cit., p. 292 ; dans le même ouvrage, on peut voir une reproduction d’une pierre tombale de la chapelle Saint-Jean du Créac’h en Plédran montrant le même motif répété deux fois en superposition à la place d’une croix (p. 342).

    [5] Desvaux (Élie), Histoire d’un village breton du pays gallo (Dingé, É.  Desvaux, 1998), p. 46.

    [6] 5 rue Chateaubriand. La maison actuelle, transformée en restaurant, date du 16e siècle.

  • Christ Pantocrator, mosaïques et coupole de lumière.

     

    Une église néo-byzantine en Basse-Normandie

    Saint-Julien de Domfront

     

    (texte et illustrations de Jean-Marc Boudier)

     

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    On voit son grand clocher-flèche de loin dans la campagne normande environnante (le bocage du Passais, pays de Saint Fraimbault de Lassay - Lancelot du Lac) : il s’agit de l’église Saint-Julien de Domfront, dans l’Orne, au cœur de la cité médiévale qui se trouve sur les hauteurs de la ville. Elle fut construite, pour des raisons de place et d’économie, au début du 20e siècle avec une toute moderne et audacieuse ossature en béton armé (procédé Hennebique) [1] remplie de moellons de grès sur un plan au sol carré (comme les églises byzantines), à la place d’une autre église éponyme, de forme latine et datant du 18e siècle. Saint Julien était le premier évêque du Mans et l’évangélisateur de cette région de marche ou de passage. Domfront, ancienne ville des rois, relevait ainsi autrefois de l’évêché du Mans.

    Certes, la paroisse d’origine de Domfront est excentrée par rapport à la citadelle, se trouvant au bas de la colline, dans le quartier Notre-Dame, avec la très ancienne et attachante église Notre-Dame sur l’Eau, véritable joyau de l’art roman normand. Celle-ci dépendait autrefois de la proche abbaye bénédictine Notre-Dame de Lonlay [2] et le lieu où elle est construite pourrait avoir inspiré Chrétien de Troyes dans les épisodes du « pont de l’épée » et du « gué périlleux ».

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    C’est l’abbé Édouard Dutertre, nommé curé de Domfront en 1921, qui est à l’origine de ce projet architectural de Saint-Julien qui a vu le jour avec l’appui de la mairie et qui suscitera des réactions très diverses. On peut voir aujourd’hui sa tombe au fond à droite de cette église consacrée le 30 septembre 1933 (construite entre 1924 et 1926). L’architecte du gouvernement Albert Guilbert (1866-1949) [3] a été quant à lui chargé de la construction de l’édifice et c’est un mosaïste et verrier de Paris, Jean Gaudin [4], qui s’est occupé de la riche et colorée décoration intérieure, d’inspiration byzantine, terminée en 1929.

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    Le visiteur peut être déjà surpris par l’aspect extérieur de l’édifice, notamment par son imposante façade (où une croix que l’on qualifiera, faute de mieux, de « quadratée » surmonte les trois clochers) donnant sur la vieille rue Saint-Julien, mais c’est surtout l’intérieur qui vaut le détour. Dès son entrée, il semble accueilli par un immense Christ Pantocrator qui lui ouvre les bras et dont on voit le Cœur enflammé et rayonnant, couronné d’épines. Il est entouré de différents saints (à gauche : saint Julien, saint François de Sales et sainte Marie-Madeleine Postel ; à droite : sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, saint François d’Assise et saint Louis).

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    Une impressionnante coupole se trouve à la croisée de quatre grands arcs en plein-cintre, sur lesquels est assis le clocher d’une hauteur d’environ quarante-cinq mètres, et dispense la lumière, faisant briller l’or présent sur les voûtes et les parois. Les voûtes et les parements sont ainsi recouverts d’un enduit en mortier gratté, appelé « sgraffito », de deux tons, crème et ocre, rehaussé de tesselles dorées. Quatre grands lustres de bronze se trouvent aussi suspendus à la croisée des arcs. Sur les murs et les arcades de cette église sans piliers, on découvre un important décor mosaïqué qui renforce l’impression de richesse et de beauté. Des chapelles sont dans huit absidioles à chaque angle du plan carré.

    Trois grandes verrières aux tons jaunes et bleus se détachent sur un fond noir. Sur la première rosace sont représentés le Chrisme et diverses armoiries. Les deux autres sont consacrées respectivement au Christ (on y trouve la croix, le pélican, l’agneau et le poisson) et au Saint-Esprit (colombe descendante, que l’on retrouve par ailleurs au-dessus du porche d’entrée - surmontant un globe - et sur la mosaïque des fonts baptismaux, et symboles des trois vertus théologales : bouclier de la foi, ancre de l’espérance et cœur enflammé de la charité).

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    A noter enfin la grande mosaïque aux couleurs vives derrière les fonts baptismaux, représentant le baptême du Christ par saint Jean-Baptiste, et les stations d’un touchant Chemin de Croix [5] réalisées en céramique vernissée et mosaïque, collées dans un ciment de couleur rose.

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    Par rapport à de nombreux exemples d’architecture religieuse au vingtième siècle souvent peu heureux, où l’on ne retrouve plus aucun symbolisme traditionnel mais parfois même une signification inversée, cette église originale, aujourd’hui en grande partie restaurée, présente donc un mélange plutôt harmonieux d’inspiration d’art byzantin et de style occidental, parfois même Art Déco. Certes, le rapprochement ne va pas jusqu’au bout, en mettant par exemple un iconostase, et il manque la noblesse des matériaux de construction, mais cela donne quand même un ensemble clair et chaleureux propice au recueillement de la prière, à la contemplation et à la célébration de l’office. Le riche terreau mystique normand a su ainsi, à l’époque moderne, faire fleurir ces lueurs inattendues de Christianisme oriental à Domfront, qui se situe par ailleurs sur un « axe de lumière » archangélique reliant l’abbaye de Clairvaux, la cathédrale de Chartres et le Mont Saint-Michel [6].

    [Inspiré de la plaquette vendue sur place : L’église Saint-Julien de Domfront (Orne), une église néo-byzantine, 2003 [7]].

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    [1] Très tôt l’édifice a connu des signes de faiblesse, allant au fil des ans jusqu’à mettre en péril la solidité de l’ensemble. La mauvaise qualité du béton et l'insuffisance des armatures sont en cause.

    [2] Lire de Lucien Musset : Normandie romane, tome 1 : La Basse Normandie, La Pierre-qui-vire, Zodiaque, collection « La nuit des temps », 1967, p. 211-215. Cet auteur  émet au passage un jugement très sévère sur l’église moderne, écrivant à propos de Notre-Dame sur l’Eau : « Aujourd’hui les Domfrontais sont pleinement conscients de sa valeur, qui apparaît d’autant mieux que la ville haute est déshonorée depuis quarante ans par l’écrasante église Saint-Julien, monstre de béton qui tient du hall de gare et des bains-douches municipaux » (p. 213).

    [3] Albert Guilbert s’inspire certainement au départ des constructions des frères Perret, comme Notre-Dame du Raincy (1923) par exemple, mais en choisissant au contraire un plan centré. Il rejoint quelque part un certain courant témoignant d'un regain d'intérêt pour l'architecture chrétienne d'Orient, qui ne fera que croître pendant l'entre-deux-guerres. On peut aussi faire un rapprochement avec par exemple l’imposante basilique Sainte-Thérèse de Lisieux (consacrée en 1954), élevée par Louis-Marie Cordonnier dans un style composite (dit romano-byzantin) fortement inspiré par celui de la basilique du Sacré-Cœur à Paris. On doit à Albert Guilbert aussi la Cathédrale arménienne Saint-Jean-Baptiste (1906) de Paris (rue Jean-Goujon) et l’église Sainte-Jeanne-d’Arc (1926) de Versailles qui précèdent toutes deux Saint-Julien de Domfront.

    [4] Cet important atelier de maîtres-verriers a été fondé en 1890 à Paris par Félix Gaudin (cf. Jean-François Luneau, Félix Gaudin - peintre-verrier et mosaïste 1851-1930, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal,‎ 2006) et a créé de très nombreuses réalisations dans des églises ou chez des particuliers. On ne trouve pas trace de l’église de Domfront dans le fonds des Ateliers Gaudin qui se trouve aux Archives Nationales du Monde du Travail. C’est le fils de Félix auquel il rachète l'atelier des vitraux et mosaïques en 1909, Jean Gaudin (1879-1954), mosaïste et verrier, qui a réalisé la décoration intérieure de l’église de Domfront. 

    [5] On peut le comparer à un autre Chemin de Croix, du même Jean Gaudin, dans l’église Saint-Pierre-ès-Liens à Blérancourt (Aisne).

    [6] Cf. Georges A. D. Martin,  Normandie Terre du Graal au cœur de la légende, Le Coudray-Macouard, Cheminements, 2005.

    [7] L’Association « Les Amis de l'église Saint-Julien de Domfront » a fait un site internet où l’on peut trouver de nombreux renseignements : http://jlamfl.pagesperso-orange.fr. Cf. l'article " Découvrez le Bocage à 45 m de haut ! ", dans Ouest France, édition Orne, vendredi 18 septembre 2015. 

  • La Flèche et le Coeur : saint Sébastien et la Charité.

     

    Préaux-Saint-Sébastien et les confréries de Charité du Pays d’Auge.

     

    (texte et illustrations de Jean-Marc Boudier)

     

     

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                Dans l’histoire religieuse normande, il existe, depuis les grandes épidémies de la fin du Moyen Age et même plus loin, une permanence des confréries de Charité dont la mission la plus visible est la « mise en scène » de la cérémonie de l'enterrement et l’accompagnement des familles et amis. Cette proximité particulière avec la mort a permis aussi une réflexion sur le sens chrétien à donner à l’existence humaine. On redécouvre aujourd’hui la richesse et l’intérêt de cette tradition principalement rurale, même si l’on ne peut pas vraiment comparer la « maintenance » actuelle (proche de celle des Pénitents du Sud de la France) aux renouveaux qui ont pu exister au 17e ou au 19e siècle.

                Cette existence des Charitons (ou Charitables comme on le dit ailleurs), qui se retrouve disséminée de façon importante sur un vaste territoire, a été l’objet de quelques études générales (voir ainsi les travaux de Martine Segalen, de Catherine Vincent [1] ou de Fabienne Cosset [2]) et surtout particulières (par exemple pour la confrérie de Béthune). Nous nous limiterons ici à la région verte et vallonnée du Pays d’Auge, connue pour ses chevaux, ses fromages et ses pommes à cidre, et plus précisément autour de Lisieux et d’Orbec.

                Dans cette perspective, un haut-lieu sacré se démarque particulièrement : il s’agit du petit village de Préaux-Saint-Sébastien, non loin d’Orbec, destination ou passage de pèlerinage depuis le treizième siècle. Faisant suite à des plaquettes déjà anciennes [3], deux ouvrages lui sont consacrés ainsi qu’un numéro de la revue Le Pays d’Auge. Pour élargir un peu le sujet et avoir une vue d’ensemble, on peut consulter aussi le livre très documenté réalisé par la Communauté de Communes du Pays de l’Orbiquet : Le patrimoine cultuel du Pays de l’Orbiquet.

    *

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                Le premier ouvrage [4], écrit par le responsable diocésain des frères et sœurs de Charité du diocèse de Bayeux et Lisieux, nous offre une approche très personnelle sous forme de méditations poétiques et philosophiques sur l’ « esprit de charité » qu’il nous livre comme un témoignage de son vécu et de son expérience. Dans un cheminement de pensée non linéaire, l’auteur, qui recense soixante-dix-neuf confréries du Pays d’Auge dans la seule partie du Calvados, insiste sur la géographie spirituelle des lieux du pèlerinage à saint Sébastien et des fêtes carillonnées des cérémonies de la Pentecôte. Les confréries faisaient autrefois une longue marche nocturne (la « marche des Charitons ») pour arriver à la messe du matin, empruntant des chemins différents dont certains ont disparu depuis. La cérémonie se déroule aujourd’hui encore (nous avons eu le bonheur d’y assister !) par la traversée de l’allée du château (et haras) jusqu’à l’église devant laquelle se trouve l’if majestueux du cimetière. Après la messe, la tradition est - toujours pour les frères et sœurs avec leurs tintenelles, bannières, torchères, chaperons et oriflammes - de faire deux fois le tour de l’église (on retrouve cette coutume dans les anciennes troménies bretonnes...). L’auteur évoque aussi les chemins et hameaux de Préaux : le « chemin de l’épine à la dame », La Besnardière (au manoir qui lui est cher) ou encore La Couture (ou habitait une certaine Marie Cordier qui effectuait des marches spirituelles réparatrices jusqu’à Tilly-sur-Seulles et aurait été gratifiée de révélations mariales) ou le Hamel.

                Les chemins de la foi sont ceux de l’incarnation et de l’orientation spirituelle de notre vie :

                « Probablement ne peut-on parler de Dieu que lorsque dans sa vie l’on tente d’appliquer l’idée que nous nous en faisons. Ainsi la foi est pour l’essentiel basée sur le sens et le contenu donné à l’existence » (p. 13).

                A propos de Préaux et de son espace-temps sacré [5], Dominique Letorey  parle d’ « incantation du pèlerinage », de « lieu exorciste » (p. 24), de « lieu exorciste de proximité contre l’adversité pour toute une contrée » (p. 49), de « lieu d’ancrage exorciste tel un appel du ciel » (p. 51), de « village mythique en Pays d’Auge » ou encore d’ « ancrage du ciel sur la terre » (p. 105). Reprenant à son compte « la théorie de la relativité « quantique » entre la lumière et le temps », il voit dans les confréries du « pays d’Auge de la civilisation » (curieux renversement des termes habituels !) un rattachement au « pôle fixe de la lumière » (p. 132). Leur permanence aujourd’hui repose sur une transmission traditionnelle à travers les siècles qui coule comme de source (comme celle qui abreuve la « fontaine aux guenilles » de La Croupte, non loin de Préaux et où il existe aussi un pèlerinage). L'auteur parle ainsi de « continuelle résurgence » (p. 105), de « rayonnement perpétuel de résurgence » (p. 118). Il met en garde aussi contre la confusion entre la foi véritable et les simples croyances populaires (voire superstitieuses) et contre l’aspect purement folklorique (voire « touristique ») que l’on pourrait donner au cérémonial et au « rituel séculaire » des Charitons :

                « Lara, c’est ainsi qu’il n’y a pas de place pour aucun spectacle folklorique, mais uniquement le rappel d’une mission essentielle à l’ancrage du sens de la vie » (p. 132).

                A propos de saint Sébastien, Dominique Letorey parle de « saint exorciste » et les formes nouvelles de fléaux, d’épidémies et d’adversités sont tout aussi terribles qu’avant :

                « Lara, nous sommes ici face au sortilège du malheur sous différentes formes, depuis la maladie, les épidémies, les intempéries et tous les envoûtements possibles et imaginables. Ainsi Lara tout ce qui se désignait le mauvais sort obscur remis entre les mains de Saint Sébastien.

                « En effet, l’Histoire de la tradition du pèlerinage de Préaux étant un acte de foi permanent sur le chemin guérisseur particulièrement ces maux obsessionnels d’envoûtement et de sortilèges contre lesquels le rationnel du progrès de toute époque est impuissant. Ceci depuis quatre siècles, mais probablement les racines du lieu exorciste sont-elles beaucoup plus lointaines » (p. 49).

                Le grand-maître des confréries de Charité nous invite aussi à une utile réflexion sur le recours actuel que l’on peut avoir à l'intercession du saint martyr face « à la peste et au choléra » d’aujourd’hui et sur le sens à donner à notre vie moderne :

                « Ainsi les êtres d’aujourd’hui sont livrés ainsi aux modes, aux engouements, aux miroirs aux alouettes, aux fausses nécessités. Ils sont utilisateurs programmés et détournés de leur regard d’existence » (p. 163).

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                Le second ouvrage [6] est plus l’œuvre d’un historien, offrant au lecteur une importante documentation, avec de nombreuses illustrations. Jean Levêque retrace ainsi l’évolution de Préaux à travers les siècles (notamment de l’église romane du douzième siècle plusieurs fois restaurée [7]) et propose quelques interprétations qui seraient encore à creuser. Il distingue en soi le pèlerinage (des Charitons ou du Mont-Saint-Michel) et les processions à saint Sébastien (l’auteur parle aussi de « chemins processionnaires »), même si les deux peuvent se mélanger. Il a existé autrefois à Préaux une confrérie de dévotion à saint Sébastien et un rite de « circumbulation » (il fallait faire le tour du sanctuaire trois fois dans un sens puis trois fois dans l’autre). Il existe aussi un rituel de la lecture, par un prêtre qui pose l’extrémité de son étole sur la tête du fidèle, de ce passage de l’Évangile :

                « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné. Et voici les signes qui accompagnent ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles et prendront dans leurs mains des serpents et s’ils boivent quelques poisons mortels cela ne leur fera aucun mal. Ils imposeront les mains à des malades et ceux-ci seront guéris » (Marc, XVI, 15-18).

                Outre les nombreuses informations historiques apportées, le mérite principal à nos yeux de cet ouvrage est de replacer l’église Saint-Sébastien du petit village de Préaux au sein du vaste pèlerinage au Mont-Saint-Michel, plus précisément sur le chemin de Rouen au Mont, entre Orbec et Vimoutiers [8] (ou y trouve aussi les deux autres églises de Saint-Michel de Tordouet et de Saint-Cyr de Friardel) [9]. Il n’est pas étonnant de retrouver parfois dans la région des représentations de coquilles Saint-Jacques ou de bourdons de pèlerins. L’auteur s’interroge sur les reliques de saint Sébastien conservées à Préaux (arrivées entre le onzième et le début du douzième siècle) et avance l’hypothèse selon laquelle elles seraient venues du Mont-Saint-Michel (suivant en cela un autre itinéraire que celles conservées à Saint-Médard de Soissons, grand lieu du rayonnement de la figure de saint Sébastien dans le Nord de la France). Un dernier point nous a surpris : le nombre important de pèlerins qui sont venus à Préaux. Jean Levêque écrit ainsi :

                « On peut estimer le nombre de fidèles qui sont venus implorer puis prier saint Sébastien à Préaux de 7 à 8,5 millions depuis le début du XVe siècle et peut-être à 10 millions si on intègre les trois siècles précédents. […]

                « Préaux a ainsi marqué un territoire équivalent à cinq cantons, ceux d’Orbec, de Livarot et de Vimoutiers mais aussi en partie ceux de Thiberville et de Broglie, soit, actuellement près de 32 000 habitants.

                « On peut estimer entre 15 000 à 20 000 processionnaires qui partaient de 50 à 60 paroisses rurales et venaient chaque année à Préaux pour y accomplir leurs dévotions et tenter d’échapper par le recours à saint Sébastien aux calamités et aux souffrances d’une vie toujours menacée par le drame » (p. 117).

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                En complément à ces deux ouvrages, il faut lire aussi avec intérêt un dossier collectif fort utile qui dresse un panorama des Charités en Pays d’Auge d’hier et d’aujourd’hui [10]. Selon lui, on recense ainsi plus de soixante-quinze églises augeronnes qui contiennent des objets des Charités et environ cinquante confréries actives (à-peu-près trois-cent-cinquante frères et sœurs). Dans ces pages très illustrées, le lecteur peut ainsi découvrir la vie, les traditions et le patrimoine de ces confréries souvent anciennes : lieux (églises, « chambres de charité »), riches vêtements et ornements, « livres de charité », objets de procession (notamment les torchères avec leur nœud ovoïde dans le tiers supérieur de la hampe). Le rapport de ces sociétés de laïcs avec le clergé est évoqué, avec le soutien de ce dernier mais parfois aussi une certaine méfiance. Enfin, une expression devenue proverbiale : « boire comme un chariton » n’est pas sans rappeler ce que l’on disait des Templiers…

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                Nous voulons maintenant terminer ces recensions par l’évocation de deux points de détail qui ont néanmoins leur importance : le blason de Préaux et les graffiti de son église.

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                Tout d’abord, voici le blason : « D’azur aux deux flèches d’argent passées en sautoir [dirigées vers le haut] accompagnées, en chef, d’un cœur enflammé du même, au chef cousu de gueules chargé d’un léopard d’or ». La présence des deux flèches s’explique aisément par la présence des reliques de saint Sébastien dont on connaît le martyr et qui est le patron des archers. Le léopard d’or est lié à la Normandie et on retrouve une tête de léopard sur l’un des deux épis de faîtage au sommet du clocher surplombant la tour carrée datant du 16e siècle. Reste le cœur enflammé : symbole traditionnel de la Charité (au 17e siècle, les confréries normandes se dotent d’armoiries, souvent un cœur enflammé d’or ou d’argent sur fond héraldique) ou élément des armoiries de l’ancien prieuré de Friardel ou bien d’un seigneur des lieux (Jean Levêque dresse une liste des seigneurs et propriétaires du château de Préaux, page 94 de son ouvrage, et évoque aussi la figure au treizième siècle de Robert de la Lande, seigneur de Cerqueux) ? Il faudrait pour y répondre pousser plus loin les recherches. L’alliance du cœur et de la double flèche est riche de sens aussi.

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                L’église Saint-Sébastien de Préaux conserve aussi plusieurs graffiti sur l’extérieur de ses murs : on y trouve ainsi représentés un personnage, un IHS, des cadrans solaires, des roues et des rosaces, des calvaires et diverses croix, des inscriptions. Mais cela n’est pas propre à Préaux : il existe de nombreux graffiti sur la plupart des églises de la région (quand la pierre tendre n’a pas été recouverte d’un enduit !). C’est par exemple le cas à Saint-Martin de La Croupte. Faut-il y voir des dessins de protection quasi-magique de paroissiens ou des « marques » et des « signes de passage » de pèlerins ou même de compagnons ?

     

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    [1] Des charités bien ordonnées : Les confréries normandes de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, Collection de l'École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1988.

    [2] Confréries de charité en Normandie - Enquête en Pays d’Auge, Publications du CRECET, coll. « Les carnets d’ici », 1999.

    [3] Abbé Frédéric Alix, Manuel des pèlerins de Saint-Sébastien à l'usage des églises de Préaux et Biéville-sur-Orne et des autres églises où ce saint est invoqué, 1911 ; Le pèlerinage de Préaux, Caen, Chenel-Bellée, 1912. Saint-Sébastien de Préaux : Pèlerinage du Pays d'Auge. Texte de Jean Levêque. Illustrations du commandant Richard Mouton, Imprimerie Claudin, 1958.

    [4] Dominique Letorey, Les frères et sœurs de Charité. Sur les chemins de Préaux-Saint-Sébastien, Éditions Embrasure, 2013, 208 pages.

    [5] « L’esprit des êtres et des lieux demeure et s’y conjugue de toutes les époques l’ayant construite [la tradition] » (p. 105).

    [6] Jean Levêque, Un pèlerinage en Pays d’Auge : Préaux-Saint-Sébastien, Lisieux, Les Éditions de l’Association Le Pays d’Auge, collection « Cahiers d’Auge » n°1, 2010, 120 pages.

    [7] Apparemment la seule église du diocèse de Lisieux-Bayeux dédiée à saint Sébastien (et aussi anciennement à saint Fabien).

    [8] A Vimoutiers, le chemin passait au lieu-dit du Pont de Vie. Saint-Michel de Crouttes n’est pas loin aussi (chemin de Vimoutiers à Trun).

    [9] Cf. Les Chemins du Mont-Saint-Michel. En marche vers l’Archange. Dirigé par Gaële de la Brosse, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.

    [10] Revue Le Pays d’Auge, septembre-octobre 2013 (63e année, n° 5), « Les confréries de charité ».