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exorcisme

  • Un sermon pascal (début 16e s.)

    Présentation.

                Ce court sermon pascal est tiré d’un manuscrit bénédictin parisien du début du 16e siècle[1]. Selon Dom Yves Chaussy, à qui nous l’avions montré, « il y a tout lieu de croire que l’exemplaire vient de Montmartre, où la réforme fut introduite en 1504 »[2]. Portant une signature difficilement lisible, il renfermerait une première version des Statuts d’Étienne  Poncher[3], évêque de Paris de 1503 à 1519. La fin du manuscrit est occupée par quelques sermons pour Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption et la Toussaint (p. 310-352)[4].

                On ne saurait trop souligner l’intérêt, dans l’histoire de la spiritualité française, de ce courant de Réforme catholique au tout début du 16e siècle - dont l’évêque de Meaux Guillaume Briçonnet (1470-1534) est la figure la plus représentative - souvent encore mal connu ou mal apprécié et précédant de peu la « révolution » protestante qui l’a quelque peu éclipsé. L’influence du chancelier Jean Gerson (1363-1429) semble être aussi prédominante[5].

                Le texte insiste sur le combat (cf. l’expression « la bataille de la Passion ») que se livrent le Christ et Satan. On trouve ainsi d’un côté l’Agneau immolé ou le Lion de Juda victorieux et de l’autre le lion infernal « cherchant qui dévorer »[6], le dragon, l’antique serpent ou encore Léviathan (« pris à l’hameçon comme le poisson »[7]), c’est-à-dire le Diable que le moine doit « chasser de son cœur » et dont il doit « saisir l’engeance de sa pensée et la fracasser contre le Christ »[8].

                Par ailleurs, dans les Statuts, on trouve ainsi développé le passage de la Règle (I, 3-5) consacré au combat spirituel des ermites : « Et hermittes […] ont apprins a baitailler contre le diaible et ne penent sans consolation daultruy a layde de dieu resister contre les vices de la chair ou de cogitations » (p. 13)[9].

                Rappelons que l’on peut lire sur la croix de Metten, dite de saint Benoît (le plus vieux manuscrit y faisant allusion date de 1415), au pouvoir exorciste, l’inscription suivante : « Crux sacra sit mihi lux. Non draco sit mihi dux. » (« Que la Croix sacrée soit ma lumière. Que le Dragon ne soit pas mon guide. »)[10].

                On peut relire aussi avec profit les deux sermons que composa saint Bernard  sur le verset 13 du psaume 91 que lisent les moines à l’office de Complies : « Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, et tu fouleras le lion et le dragon », ainsi que son sermon pascal commençant par cette citation de l’Apocalypse : « Ecce vicit Leo de tribu Juda ! »[11]. « Cette acclamation sera l’une des paroles sacrées les plus répétées dans le symbolisme et l’hermétisme chrétiens ; et la foi, la confiance des peuples en la vertu des paroles saintes, lui attacheront même un pouvoir de protection spéciale en l’employant comme une formule d’exorcisme ou de talisman pieux » selon Louis Charbonneau-Lassay[12].

                Enfin, Jésus est présenté comme le nouveau Samson qui extermina tous ses ennemis en se sacrifiant et « par sa mort vainquit la mort »[13], nous donnant l’espérance de la résurrection de la chair par sa descente aux enfers et sa glorieuse résurrection d’entre les morts.

                L’admirable fin du Benedictus, ou Cantique de Zacharie, semble imprégner en profondeur le texte :

                « Per viscera misericordiæ Dei nostri, in quibus visitavit nos, oriens ex alto. Illuminare his qui in tenebris et in umbra mortis sedent, ad dirigendos pedes nostros in viam pacis »[14].  

                Ce « chemin de la paix » est la voie même que la famille bénédictine suit depuis des siècles.

     

    Texte original (début du 16e siècle).

                Apres que la baitaille de la passion nostre seigneur ieh[s]uscrist fut consummee et que le dragon et vieil serpant qui est appele diaible et sathanas[15] qui est cruel plus que ung lion[16]. Apres doncques quil cuidoit avoir en victoyre laygnel iesus[17] tue et mys a mort. Adonct commensa le dict aygnel a resplendir et monstrer sa puissance quant descendit en enfer. Et par sa puissance divine comme lion tres fort de la lignee de Juda[18] ce esleva contre le fort arme cest ass[a]voir le diaible et luy esta [sic] sa proye quil avoit ja par longtemps tenue en prison et brisa les portes denfer[19] et lia le vieil serpant cest a dire il refrena sa puissance et monestie par la vertu de la croix et de sa benoiste passion. Adonc fut prins levia[t]ham a lamesson comme le poisson[20] et est cheut es las quil avoit tendus[21] car en cuydant trouver aulcune chose fenne [?] au chef de toute saincte eglise c’est en iesus[22] pour laquelle chose il sugera aulx juifz de le fere mourir et par la mort dicelluy il perdit tous ceulx qu’il avoit ja prins cest assavoir ceulx qui estoient au limbe[23] qui est pres enfer. Adonc urent grant joye les sainctz peres qui estoient a la region du limbe et de lombre de mort[24] quant ilz virent venir la clarte de nouvel la lumiere que cy longtemps avoient attendue et desiree[25]. Adonc fut acomplie la figure de sanson qui fit plus grant occision de ces ennemys en mourant que il navoit faict en son vivant[26]. Apres que j[e]h[s]uscrist qui est la vertu et la sapience de dieu par sa benoiste mort et passion eut vincu lacteur de mort et de dempnacion il nous ouvrist luys et lentree de paradis et de salvation perdurable quant par sa divine puissance il ce ressucita soy mesmes de mort a vie[27]. Apres que son corps eust este au sepulcre par troys jours non pas entiers affin quil nous donnast esperence que nous ressuciterons une foys c’est assavoir en la fin du monde en corps et en ame.

     

    Adaptation en français moderne.

                Après que la bataille de la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ fut achevée et que le dragon et antique serpent, qui est appelé Diable et Satan et qui est plus cruel qu’un lion, après donc que celui-ci croyait avoir vaincu, tué et mis à mort l’Agneau Jésus, c’est alors que le dit Agneau  commença à resplendir et à montrer sa puissance quand il descendit en Enfer.

                Et par sa puissance divine, comme le Lion très fort de la lignée de Juda, il s’éleva contre le fort armé, à savoir contre le Diable, et il lui ôta sa proie qu’il avait depuis longtemps déjà retenue en prison, brisa les portes de l’Enfer et lia l’antique serpent, c’est-à-dire qu’il réduisit sa puissance et sa domination par la vertu de la Croix et de sa Passion bénie.

                Léviathan fut alors pris à l’hameçon comme le poisson et il est tombé dans les filets qu’il avait tendus, car, en croyant trouver quelque chose mauvaise [?] à la Tête de toute la sainte Église, c’est-à-dire en Jésus, pour laquelle chose il suggéra aux Juifs de le faire mourir. Et, par la mort de celui-ci, il perdit tous ceux qu’il avait déjà pris, à savoir ceux qui étaient dans les Limbes qui se situent près de l’Enfer. C’est ainsi que les saints Pères, qui étaient dans la région des Limbes et de l’ombre de la mort, eurent une grande joie quand ils virent venir à nouveau la clarté, la lumière qu’ils avaient en ce lieu longtemps attendue et désirée.

                Ainsi fut accomplie la figure de Samson qui fit un plus grand carnage de ses ennemis en mourant qu’il ne l’avait fait de son vivant. Après que Jésus-Christ, qui est la Force et la Sagesse de Dieu, eut vaincu, par sa mort bénie et sa Passion, l’auteur de la mort et de la damnation, il nous ouvrit la porte et l’entrée du Paradis et du salut éternel, quand par sa puissance divine il se ressuscita lui-même, passant de la mort à la vie ; après que son corps eut été dans le sépulcre pendant presque trois jours entiers, afin qu’il nous donnât l’espérance que nous ressusciterons un jour, à savoir à la fin du monde, corps et âme. 

    Jean-Marc Boudier

     

    [1] Il s’agit d’un manuscrit en français sur papier (8 x 13 cm.), daté de 1503 en page de garde et dans le texte. L’écriture petite, bien que fine et régulière, est parfois assez difficile à lire, avec de nombreuses abréviations. L’orthographe et la syntaxe posent aussi quelques difficultés.  Le texte commence ainsi : « Sensuyt les statustz en francoiz selon la Regle sainct benoist ».

    [2] Lettre du 12 mai 1992.

    [3] Voir Dom Yves Chaussy, Les Bénédictines et la Réforme catholique en France au XVIIe siècle, Paris, Éditions de la Source, 1975, t. 1, p. 21 ; Louise Coudanne, « De la Règle réformée de Fontevraud (1479) aux Statuts d’Étienne Poncher (1505) », dans Revue Mabillon, 1979, p. 393-408.

    [4] « Sensuit plusieurs beaux sermons pour lire la veille des grans sollempnites en chapitre. Premierement : Pasques. »

    [5] On peut trouver de nombreux renseignements dans Michel Veissière, L’évêque Guillaume Briçonnet (1470-1534), Provins, 1986 et, du même auteur, Autour de Guillaume Briçonnet (1470-1534), Provins, 1993.

    [6] Au chapitre 91 (« De nostre puissance ») des Statuts contenus dans le manuscrit, on peut lire : « Nostre office de pasteur est donner a ediffier et non pas a destruyre. Nous sommes mys au guet et a la dignite episcopale non pas a faire embuches mais garder le trouppeau du lyon infernal qui brait et environne querant comment il pourra devorer de ses latz et deceptions le garder a lencontre » (p. 248).

    [7] Voir Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ, 1940 (réédition Archè, Milan, 1975), chap. 103 : « Le Christ-pêcheur et ses engins », III. « Le Christ, pêcheur de Satan », p. 746-748.

    [8] La Règle de Saint Benoît (d’après l’édition du XVe Centenaire, Desclée de Brouwer, 1980), Prologue, 28. Notre manuscrit traduit de près la Règle : « […] a dejecte de son cœur le maulvays diaible avecques sa persuasion et la adnichilée et des le commencement a retenu ses pensees en soy convertissant a J[e]h[s]uscrist […] » (p. 6, Prologue).

    [9] Sur cette résistance à l’Ennemi, voir Eph 6, 11-13 ; Jc 4, 7 ; 1 P 5, 9, etc..

    [10] Lire Charbonneau-Lassay, « La croix mystérieuse de Loudun », dans Charis, Archives de l’Unicorne, n° 1, Archè, Milan, 1988, p. 31-39.

    [11] Dans Sermons pour l’Année, traduction, introduction, notes et index par Pierre-Yves Émery, Brepols – Les Presses de Taizé, 1990, p. 357-370 et 472-486.

    [12] Le Bestiaire du Christ, op. cit., p. 44.

    [13] La Prose du Dimanche de Pâques dit ceci : « La mort et la vie se sont livré un duel fantastique : le prince de la vie meurt, puis règne vivant » (« Mors et vita duello conflixere mirando : dux vitæ mortuus regnat vivus »).

    [14] Lc 1, 78-79.

    [15] Ap 12, 9 et 20, 2.

    [16] Cf. 1 P 5, 8 : « Sobrii estote, et vigilate : quia adversarius vester diabolus tamquam leo rugiens circuit, quærens quem devoret » ; cf. Ps. 22, 14 et 22 ; Dn 6, 21 ; 1 M 2, 60 ; 2 Tm 4, 17.

    [17] Cf. Ap 5, 6, etc. ; 1 P 1, 19.

    [18] Ap 5, 5 ; He 7, 14.

    [19] Cf. Ps 107, 16 ; Es 45, 2.

    [20] Jb 40, 25 et suiv. ; sur Léviathan encore : Jb 3, 8 et 26, 13 ; Es 27, 1 ; Ps 74, 14 et 104, 26.

    [21] Sur le filet : Ps 9, 16 ; 10, 9 ; 35, 7 ; 57, 7 et 2 Tm 2, 26.

    [22] Col 1, 18.

    [23] Sur ce sujet en général, voir l’article « Limbes » d’A. Gaudel dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 9, 1ère partie, col. 760-772.

    [24] Cf. sur la sortie des ténèbres et de l’ombre de la mort et la cassure des fers : Ps 107, 10 et 14 ; la « vallée de l’ombre de la mort » : Ps 23, 4.

    [25] Lc 1, 79 ; cf. Es 8, 23 ; 9, 1 et 60, 1-3.

    [26] Jg 16, 30 : « multoque plures interfecit moriens, quam ante vivus occiderat ».

    [27] Cf. saint Bernard, op. cit., p. 477.

  • La Flèche et le Coeur : saint Sébastien et la Charité.

     

    Préaux-Saint-Sébastien et les confréries de Charité du Pays d’Auge.

     

    (texte et illustrations de Jean-Marc Boudier)

     

     

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                Dans l’histoire religieuse normande, il existe, depuis les grandes épidémies de la fin du Moyen Age et même plus loin, une permanence des confréries de Charité dont la mission la plus visible est la « mise en scène » de la cérémonie de l'enterrement et l’accompagnement des familles et amis. Cette proximité particulière avec la mort a permis aussi une réflexion sur le sens chrétien à donner à l’existence humaine. On redécouvre aujourd’hui la richesse et l’intérêt de cette tradition principalement rurale, même si l’on ne peut pas vraiment comparer la « maintenance » actuelle (proche de celle des Pénitents du Sud de la France) aux renouveaux qui ont pu exister au 17e ou au 19e siècle.

                Cette existence des Charitons (ou Charitables comme on le dit ailleurs), qui se retrouve disséminée de façon importante sur un vaste territoire, a été l’objet de quelques études générales (voir ainsi les travaux de Martine Segalen, de Catherine Vincent [1] ou de Fabienne Cosset [2]) et surtout particulières (par exemple pour la confrérie de Béthune). Nous nous limiterons ici à la région verte et vallonnée du Pays d’Auge, connue pour ses chevaux, ses fromages et ses pommes à cidre, et plus précisément autour de Lisieux et d’Orbec.

                Dans cette perspective, un haut-lieu sacré se démarque particulièrement : il s’agit du petit village de Préaux-Saint-Sébastien, non loin d’Orbec, destination ou passage de pèlerinage depuis le treizième siècle. Faisant suite à des plaquettes déjà anciennes [3], deux ouvrages lui sont consacrés ainsi qu’un numéro de la revue Le Pays d’Auge. Pour élargir un peu le sujet et avoir une vue d’ensemble, on peut consulter aussi le livre très documenté réalisé par la Communauté de Communes du Pays de l’Orbiquet : Le patrimoine cultuel du Pays de l’Orbiquet.

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                Le premier ouvrage [4], écrit par le responsable diocésain des frères et sœurs de Charité du diocèse de Bayeux et Lisieux, nous offre une approche très personnelle sous forme de méditations poétiques et philosophiques sur l’ « esprit de charité » qu’il nous livre comme un témoignage de son vécu et de son expérience. Dans un cheminement de pensée non linéaire, l’auteur, qui recense soixante-dix-neuf confréries du Pays d’Auge dans la seule partie du Calvados, insiste sur la géographie spirituelle des lieux du pèlerinage à saint Sébastien et des fêtes carillonnées des cérémonies de la Pentecôte. Les confréries faisaient autrefois une longue marche nocturne (la « marche des Charitons ») pour arriver à la messe du matin, empruntant des chemins différents dont certains ont disparu depuis. La cérémonie se déroule aujourd’hui encore (nous avons eu le bonheur d’y assister !) par la traversée de l’allée du château (et haras) jusqu’à l’église devant laquelle se trouve l’if majestueux du cimetière. Après la messe, la tradition est - toujours pour les frères et sœurs avec leurs tintenelles, bannières, torchères, chaperons et oriflammes - de faire deux fois le tour de l’église (on retrouve cette coutume dans les anciennes troménies bretonnes...). L’auteur évoque aussi les chemins et hameaux de Préaux : le « chemin de l’épine à la dame », La Besnardière (au manoir qui lui est cher) ou encore La Couture (ou habitait une certaine Marie Cordier qui effectuait des marches spirituelles réparatrices jusqu’à Tilly-sur-Seulles et aurait été gratifiée de révélations mariales) ou le Hamel.

                Les chemins de la foi sont ceux de l’incarnation et de l’orientation spirituelle de notre vie :

                « Probablement ne peut-on parler de Dieu que lorsque dans sa vie l’on tente d’appliquer l’idée que nous nous en faisons. Ainsi la foi est pour l’essentiel basée sur le sens et le contenu donné à l’existence » (p. 13).

                A propos de Préaux et de son espace-temps sacré [5], Dominique Letorey  parle d’ « incantation du pèlerinage », de « lieu exorciste » (p. 24), de « lieu exorciste de proximité contre l’adversité pour toute une contrée » (p. 49), de « lieu d’ancrage exorciste tel un appel du ciel » (p. 51), de « village mythique en Pays d’Auge » ou encore d’ « ancrage du ciel sur la terre » (p. 105). Reprenant à son compte « la théorie de la relativité « quantique » entre la lumière et le temps », il voit dans les confréries du « pays d’Auge de la civilisation » (curieux renversement des termes habituels !) un rattachement au « pôle fixe de la lumière » (p. 132). Leur permanence aujourd’hui repose sur une transmission traditionnelle à travers les siècles qui coule comme de source (comme celle qui abreuve la « fontaine aux guenilles » de La Croupte, non loin de Préaux et où il existe aussi un pèlerinage). L'auteur parle ainsi de « continuelle résurgence » (p. 105), de « rayonnement perpétuel de résurgence » (p. 118). Il met en garde aussi contre la confusion entre la foi véritable et les simples croyances populaires (voire superstitieuses) et contre l’aspect purement folklorique (voire « touristique ») que l’on pourrait donner au cérémonial et au « rituel séculaire » des Charitons :

                « Lara, c’est ainsi qu’il n’y a pas de place pour aucun spectacle folklorique, mais uniquement le rappel d’une mission essentielle à l’ancrage du sens de la vie » (p. 132).

                A propos de saint Sébastien, Dominique Letorey parle de « saint exorciste » et les formes nouvelles de fléaux, d’épidémies et d’adversités sont tout aussi terribles qu’avant :

                « Lara, nous sommes ici face au sortilège du malheur sous différentes formes, depuis la maladie, les épidémies, les intempéries et tous les envoûtements possibles et imaginables. Ainsi Lara tout ce qui se désignait le mauvais sort obscur remis entre les mains de Saint Sébastien.

                « En effet, l’Histoire de la tradition du pèlerinage de Préaux étant un acte de foi permanent sur le chemin guérisseur particulièrement ces maux obsessionnels d’envoûtement et de sortilèges contre lesquels le rationnel du progrès de toute époque est impuissant. Ceci depuis quatre siècles, mais probablement les racines du lieu exorciste sont-elles beaucoup plus lointaines » (p. 49).

                Le grand-maître des confréries de Charité nous invite aussi à une utile réflexion sur le recours actuel que l’on peut avoir à l'intercession du saint martyr face « à la peste et au choléra » d’aujourd’hui et sur le sens à donner à notre vie moderne :

                « Ainsi les êtres d’aujourd’hui sont livrés ainsi aux modes, aux engouements, aux miroirs aux alouettes, aux fausses nécessités. Ils sont utilisateurs programmés et détournés de leur regard d’existence » (p. 163).

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                Le second ouvrage [6] est plus l’œuvre d’un historien, offrant au lecteur une importante documentation, avec de nombreuses illustrations. Jean Levêque retrace ainsi l’évolution de Préaux à travers les siècles (notamment de l’église romane du douzième siècle plusieurs fois restaurée [7]) et propose quelques interprétations qui seraient encore à creuser. Il distingue en soi le pèlerinage (des Charitons ou du Mont-Saint-Michel) et les processions à saint Sébastien (l’auteur parle aussi de « chemins processionnaires »), même si les deux peuvent se mélanger. Il a existé autrefois à Préaux une confrérie de dévotion à saint Sébastien et un rite de « circumbulation » (il fallait faire le tour du sanctuaire trois fois dans un sens puis trois fois dans l’autre). Il existe aussi un rituel de la lecture, par un prêtre qui pose l’extrémité de son étole sur la tête du fidèle, de ce passage de l’Évangile :

                « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné. Et voici les signes qui accompagnent ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles et prendront dans leurs mains des serpents et s’ils boivent quelques poisons mortels cela ne leur fera aucun mal. Ils imposeront les mains à des malades et ceux-ci seront guéris » (Marc, XVI, 15-18).

                Outre les nombreuses informations historiques apportées, le mérite principal à nos yeux de cet ouvrage est de replacer l’église Saint-Sébastien du petit village de Préaux au sein du vaste pèlerinage au Mont-Saint-Michel, plus précisément sur le chemin de Rouen au Mont, entre Orbec et Vimoutiers [8] (ou y trouve aussi les deux autres églises de Saint-Michel de Tordouet et de Saint-Cyr de Friardel) [9]. Il n’est pas étonnant de retrouver parfois dans la région des représentations de coquilles Saint-Jacques ou de bourdons de pèlerins. L’auteur s’interroge sur les reliques de saint Sébastien conservées à Préaux (arrivées entre le onzième et le début du douzième siècle) et avance l’hypothèse selon laquelle elles seraient venues du Mont-Saint-Michel (suivant en cela un autre itinéraire que celles conservées à Saint-Médard de Soissons, grand lieu du rayonnement de la figure de saint Sébastien dans le Nord de la France). Un dernier point nous a surpris : le nombre important de pèlerins qui sont venus à Préaux. Jean Levêque écrit ainsi :

                « On peut estimer le nombre de fidèles qui sont venus implorer puis prier saint Sébastien à Préaux de 7 à 8,5 millions depuis le début du XVe siècle et peut-être à 10 millions si on intègre les trois siècles précédents. […]

                « Préaux a ainsi marqué un territoire équivalent à cinq cantons, ceux d’Orbec, de Livarot et de Vimoutiers mais aussi en partie ceux de Thiberville et de Broglie, soit, actuellement près de 32 000 habitants.

                « On peut estimer entre 15 000 à 20 000 processionnaires qui partaient de 50 à 60 paroisses rurales et venaient chaque année à Préaux pour y accomplir leurs dévotions et tenter d’échapper par le recours à saint Sébastien aux calamités et aux souffrances d’une vie toujours menacée par le drame » (p. 117).

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                En complément à ces deux ouvrages, il faut lire aussi avec intérêt un dossier collectif fort utile qui dresse un panorama des Charités en Pays d’Auge d’hier et d’aujourd’hui [10]. Selon lui, on recense ainsi plus de soixante-quinze églises augeronnes qui contiennent des objets des Charités et environ cinquante confréries actives (à-peu-près trois-cent-cinquante frères et sœurs). Dans ces pages très illustrées, le lecteur peut ainsi découvrir la vie, les traditions et le patrimoine de ces confréries souvent anciennes : lieux (églises, « chambres de charité »), riches vêtements et ornements, « livres de charité », objets de procession (notamment les torchères avec leur nœud ovoïde dans le tiers supérieur de la hampe). Le rapport de ces sociétés de laïcs avec le clergé est évoqué, avec le soutien de ce dernier mais parfois aussi une certaine méfiance. Enfin, une expression devenue proverbiale : « boire comme un chariton » n’est pas sans rappeler ce que l’on disait des Templiers…

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                Nous voulons maintenant terminer ces recensions par l’évocation de deux points de détail qui ont néanmoins leur importance : le blason de Préaux et les graffiti de son église.

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                Tout d’abord, voici le blason : « D’azur aux deux flèches d’argent passées en sautoir [dirigées vers le haut] accompagnées, en chef, d’un cœur enflammé du même, au chef cousu de gueules chargé d’un léopard d’or ». La présence des deux flèches s’explique aisément par la présence des reliques de saint Sébastien dont on connaît le martyr et qui est le patron des archers. Le léopard d’or est lié à la Normandie et on retrouve une tête de léopard sur l’un des deux épis de faîtage au sommet du clocher surplombant la tour carrée datant du 16e siècle. Reste le cœur enflammé : symbole traditionnel de la Charité (au 17e siècle, les confréries normandes se dotent d’armoiries, souvent un cœur enflammé d’or ou d’argent sur fond héraldique) ou élément des armoiries de l’ancien prieuré de Friardel ou bien d’un seigneur des lieux (Jean Levêque dresse une liste des seigneurs et propriétaires du château de Préaux, page 94 de son ouvrage, et évoque aussi la figure au treizième siècle de Robert de la Lande, seigneur de Cerqueux) ? Il faudrait pour y répondre pousser plus loin les recherches. L’alliance du cœur et de la double flèche est riche de sens aussi.

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                L’église Saint-Sébastien de Préaux conserve aussi plusieurs graffiti sur l’extérieur de ses murs : on y trouve ainsi représentés un personnage, un IHS, des cadrans solaires, des roues et des rosaces, des calvaires et diverses croix, des inscriptions. Mais cela n’est pas propre à Préaux : il existe de nombreux graffiti sur la plupart des églises de la région (quand la pierre tendre n’a pas été recouverte d’un enduit !). C’est par exemple le cas à Saint-Martin de La Croupte. Faut-il y voir des dessins de protection quasi-magique de paroissiens ou des « marques » et des « signes de passage » de pèlerins ou même de compagnons ?

     

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    [1] Des charités bien ordonnées : Les confréries normandes de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe siècle, Paris, Collection de l'École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1988.

    [2] Confréries de charité en Normandie - Enquête en Pays d’Auge, Publications du CRECET, coll. « Les carnets d’ici », 1999.

    [3] Abbé Frédéric Alix, Manuel des pèlerins de Saint-Sébastien à l'usage des églises de Préaux et Biéville-sur-Orne et des autres églises où ce saint est invoqué, 1911 ; Le pèlerinage de Préaux, Caen, Chenel-Bellée, 1912. Saint-Sébastien de Préaux : Pèlerinage du Pays d'Auge. Texte de Jean Levêque. Illustrations du commandant Richard Mouton, Imprimerie Claudin, 1958.

    [4] Dominique Letorey, Les frères et sœurs de Charité. Sur les chemins de Préaux-Saint-Sébastien, Éditions Embrasure, 2013, 208 pages.

    [5] « L’esprit des êtres et des lieux demeure et s’y conjugue de toutes les époques l’ayant construite [la tradition] » (p. 105).

    [6] Jean Levêque, Un pèlerinage en Pays d’Auge : Préaux-Saint-Sébastien, Lisieux, Les Éditions de l’Association Le Pays d’Auge, collection « Cahiers d’Auge » n°1, 2010, 120 pages.

    [7] Apparemment la seule église du diocèse de Lisieux-Bayeux dédiée à saint Sébastien (et aussi anciennement à saint Fabien).

    [8] A Vimoutiers, le chemin passait au lieu-dit du Pont de Vie. Saint-Michel de Crouttes n’est pas loin aussi (chemin de Vimoutiers à Trun).

    [9] Cf. Les Chemins du Mont-Saint-Michel. En marche vers l’Archange. Dirigé par Gaële de la Brosse, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.

    [10] Revue Le Pays d’Auge, septembre-octobre 2013 (63e année, n° 5), « Les confréries de charité ».