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ile verte

  • Île Verte, Haut Pays, Amis de Dieu

                Les excellentes éditions Arfuyen, fondées et animées par Gérard Pfister, continuent leur programme de publication des textes de la fin du Moyen Age concernant Rulman Merswin (1307-1382) et sa fondation strasbourgeoise de l’« Île Verte », « maison de refuge » pour laïcs en des temps d’angoisse et de péril, ainsi que la mystérieuse réunion des « Amis de Dieu » du « Haut-Pays », véritables « nobles voyageurs » vivant dans l’anonymat et la retraite solitaire et secrète dans les forêts montagneuses. On y découvre le témoignage précieux d’un rattachement initiatique à un « centre spirituel » chrétien occidental, tout comme ce sera le cas avec Jeanne d’Arc mandatée par le « Roi du Ciel ». A l’époque de saint Louis, on cherchait de même l’accès au mystérieux « Royaume du Prêtre Jean ». Peut-on voir aussi un écho de cette expérience dans ce que sera au 17e siècle l’ « Ermitage de Caen » animé par Jean de Bernières et rattaché à la Compagnie du Saint-Sacrement et à l’« influence spirituelle » de Marie des Vallées ?

                La compilation spirituelle que sont les Institutions divines sous le nom du confesseur de Merswin : Jean Tauler (1300-1361), également éditées chez Arfuyen, a permis une ample diffusion de la mystique rhénane recueillie et vécue par le groupe des « Amis de Dieu ».

                Après un constat de la décadence généralisée de la Chrétienté (société civile, citoyens et Église elle-même), Merswin décrit, dans le Livre des neuf rochers, la difficile et rare montée des neufs degrés d’une montagne spirituelle dont le but ultime est la « réintégration » d’un retour à l’Origine dans le fond mystérieux de l’âme, lieu de déification. La critique des mœurs de l’époque rejoint tout à fait celle faite par d’autres contemporains, comme par exemple Gilles le Muisit (1272-1353), abbé bénédictin de Saint-Martin de Tournai, dans ses Poésies en langue vulgaire.

                Le Livre des cinq hommes nous fait entrer en quelque sorte dans l’intimité, matérielle et spirituelle, de la petite communauté de l’« Ami de Dieu du Haut-Pays » et de ses quelques compagnons (quatre, plus leur cuisinier Conrad et leur messager Ruprecht).

                Le Sage et l’Ermite nous offre la première partie du dossier Merswin conservé dans la maison de l’Île Verte, aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg (manuscrits numérisés sur http://www.bnu.fr). Un second volume doit suivre qui comprendra les écrits autobiographiques de l’Ami de Dieu de l’Oberland ainsi que sa correspondance avec Rulman Merswin et les Johannites de l’Île Verte, jusqu’en 1380. Ce corpus contient de nombreux textes, à diverses dates et assez courts, qui, loin de toute sécheresse doctrinale abstraite, proposent un enseignement concret de vie spirituelle visant avant tout l’acquisition du Saint-Esprit en entrant à son école. Ils mettent en scène divers personnages « en situation » dans des histoires attachantes. Le but est de (re)trouver et de suivre la « vraie voie intérieure » pour « se conformer à la vraie image du Christ » et devenir « captif du Seigneur ». Nous pouvons reprendre quelques titres de paragraphes, de la main de l’éditeur, pour nous donner une idée des grands thèmes évoqués : se choisir un maître en qui avoir confiance ; ne pas craindre d’avoir à souffrir ; combattre comme un chevalier ; sur les chemins surnaturels ; l’école intérieure ; le royaume des cieux commence ici-bas ; les hommes cachés et ignorés ; les épreuves sont une grâce ; sur le vin de l’amour divin ; le grand et lumineux discernement ; se jeter et s’abîmer dans la déité nue ; les péchés dont est coupable la Chrétienté ; que chacun sonde son cœur ; un bref instant peut consoler de tout ; les savants docteurs nous laissent dans le purin ; chercher les hommes en qui parle l’Esprit Saint ; nous nous sommes détournés de l’amour divin ; comment devenir un chevalier de Dieu ; ce qu’est l’esprit chevaleresque. Le bref traité des Sept Œuvres de miséricorde propose quant à lui une intéressante lecture toute spirituelle et intérieure de ce passage de l’Évangile souvent interprété dans un sens plus extérieur et « horizontal ».

                D’une manière générale, l'accent est porté sur la critique et le rejet du monde (contemptus mundi), la constitution d'une élite spirituelle, préservant l’authentique tradition et sauvant en quelque sorte le monde par ses prières, la présence bénissante et non-agissante d'une sorte de hiérarchie et de lignée intérieure et secrète au sein de l'Église, l'effort ascétique (la purification de la praxis précède toujours la contemplation de la théoria), la recherche du maître spirituel qui « tient lieu » du Christ et engendre à la vraie vie, l'importance de la pureté voire de la virginité (tout comme dans les romans du Graal avec Galaad...), le rôle important de l’épreuve, de la souffrance (mais sans dolorisme larmoyant) et des tentations démoniaques, la valeur suprême de l’humilité, la dimension chevaleresque de ce combat spirituel et l'expérience extatique. Face à la « trahison des clercs », les laïcs ont une véritable mission à accomplir dans le redressement si nécessaire de l’Église.

                Bernard Gorceix avait déjà donné une riche et détaillée analyse de l’ensemble des textes autour de Merswin, replacé le mouvement des « Amis de Dieu » dans son contexte et tracé d’intéressantes perspectives, émettant aussi quelques hypothèses :

                « Or, dans tout ce faisceau de relations, Tauler ne semble pas avoir été un spectateur. Maître Eckhart aimait la solitude, Suso les macérations. Tauler, lui, adore les contacts, les amis, les voyages. Des documents confirmeront peut-être l’hypothèse que nous avançons ici : de 1338 environ à 1347-1348, le mouvement allemand des Amis de Dieu est promu et organisé par trois membres actifs : un prêtre laïc en mal de société, Heinrich de Nördlingen, un dominicain en exil, Tauler, une dominicaine visionnaire, de Medingen, Margaretha Ebner » (p. 84) ;

                « Oberlant, pays du Rhin, Oberlant, Alsace. Pour l’année jubilaire 1350 en effet, nous apprenons que le Flamand [Ruysbroeck] a fait parvenir aux Amis de Dieu du Haut Pays un exemplaire de sa dernière œuvre. Est-ce tellement invraisemblable de supposer que c’est à la lecture de ce texte célèbre que Rulman Merswin a l’idée de l’Ami de Dieu du Haut Pays ? En tout cas, de ce Haut Pays, le Flamand proclame, justement dans les Noces, la richesse, la beauté, la proximité aussi du seul vrai soleil, le soleil intérieur » (p. 86-87) ;

                 « Le rôle de présence et d’enseignement spirituels, traditionnellement dévolu aux Églises, passe aux mains d’une élite dont les membres sont dispersés à travers le monde. Le raisonnement est simple : le clergé séculier a failli dans sa mission ; le clergé régulier lui-même n’assure plus l’enseignement de la voie du désert, de l’enseignement ascétique et contemplatif : aux Amis de Dieu, aux gottesfrunde, de prendre le relais » (p. 227) ;

                « Bref : l’élite dont rêve le dossier Rulman Merswin n’est pas tellement un Ordre parallèle, une société secrète, ou même un ensemble de sociétés, d’associations, de confréries. C’est le terme d’Église invisible qui conviendrait le mieux » (p. 229-230).

                Aujourd’hui, c’est surtout Jean Moncelon (voir son site http://ileverte.moncelon.fr), à la suite des réflexions de Henry Corbin établissant un parallèle saisissant entre Orient et Occident, qui s’attache à réunir les diverses informations que l’on peut connaître et s’efforce à en montrer toute la richesse et la portée spirituelles, même pour le monde actuel. Selon lui, la possibilité d’un rattachement initiatique effectif aux « Amis de Dieu » étant fermée aujourd’hui en Occident, il reste la nécessité d’une quête toute intérieure pour cheminer dans la voie de l’ésotérisme chrétien, placé sous la figure et protection de saint Jean. « Comment vivre dans des temps troublés ? ». La question posée en cette fin de Moyen Age reste d’une brûlante actualité aujourd’hui pour le Chrétien qui désire véritablement et intégralement vivre sa foi. Il est vrai qu’au sujet de cette « légende dorée » des Amis de Dieu, les recherches purement historiques et scientifiques risquent de continuer d'être décevantes et que ces textes forts et intransigeants, bien que profondément charitables et humains, peuvent certainement ne pas être au goût de la plupart des Chrétiens d'aujourd'hui, autrement fades et timorés et remplis de bien d'autres occupations et préoccupations.

                Gérard Pfister situe, quant à lui, l’ermitage des compagnons de l’Ami de Dieu sur les hauteurs des Vosges alsaciennes, dans un roman dont l’intrigue nous mène dans une enquête passionnante entre Moyen Age et montée du Nazisme.

    Jean-Marc Boudier

    *

    Bernard Gorceix, Amis de Dieu en Allemagne au siècle de Maître Eckhart (Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités Vivantes », 1984), 304 p.

    Jean Tauler, Le Livre des Amis de Dieu ou les Institutions divines. Traduit de l’édition latine de Surius par Edmond-Pierre Noël et présenté par Rémy Vallejo (Paris-Orbey, Arfuyen, coll. « Ombre », 2011), 279 p.

    Rulman Merswin, Le Livre des neuf rochers. Traduit du moyen haut-allemand et présenté par Jean Moncelon et Éliane Bouchery (Paris-Orbey, Arfuyen, coll. « Les Carnets spirituels », 2011), 240 p.

    L’Ami de Dieu de l’Oberland, Le Livre des cinq hommes. Traduit du moyen haut-allemand et présenté par Jean Moncelon et Éliane Bouchery (Paris-Orbey, Arfuyen, coll. « Les Carnets spirituels », 2011), 114 p.

    L’Ami de Dieu de l’Oberland, Le Sage et l’Ermite et autres écrits spirituels. Traduit du moyen haut-allemand et présenté par Éliane Bouchery et Jean Moncelon (Paris-Orbey, Arfuyen, coll. « Ombre », 2016), 232 p.

    Gérard Pfister, Le Livre des sources (Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2013), 425 p.